Le théorème de Gödel sur l’incomplétude
On a toujours pensé que la logique devait reposer sur elle-même car l’arithmétique repose sur les mathématiques et les mathématiques reposent sur la logique ; si la logique repose sur elle-même, le système ainsi constitué est clos sur lui-même : il est complet et cohérent. Cela faisait partie d’un grand projet que le mathématicien David Hilbert avait appelé « la solution finale » (avant le nazisme bien sûr !) au problème de la logique. Si ce projet avait abouti, on aurait pu, devant n’importe quelle proposition logique dire « c’est vrai ou c’est faux ». Mais le théorème de Gödel démontre que tout système logique (comprenant l’arithmétique) s’il est cohérent, est incomplet. C’est un théorème qui a énormément de conséquences philosophiques.
Cette notion d’incomplétude était vécue comme quelque chose de négatif, mais au contraire elle est motrice, car c’est parce qu’il y a du jeu dans le système que la maîtrise n’est pas complète et qu’une histoire est possible. On aimerait un monde complet, mais cette idée d’incomplétude fondamentale et fondatrice est une clé pour comprendre la nouvelle vision du monde, comme l’écrit le père Thierry Magnin (l’Expérience de l’incomplétude, Lethielleux-DDB, 2011). Une autre conséquence du théorème de Gödel, c’est qu’il y a des vérités que nous pouvons percevoir alors qu’elles ne sont pas démontrables dans un système donné. Dans tout système logique, il y a forcément quelque chose qui est vrai mais non-démontrable dans le système concerné. Mais alors comment savons-nous que cela est vrai ? Sans doute par une perception de type platonicien, comme pour l’accès à la vérité en mathématiques.
Une révolution conceptuelle par la science
L’assimilation progressive par nos sociétés des découvertes fondamentales que sont ces principes d’incertitude, d’incomplétude, d’imprédictibilité va changer radicalement notre vision du monde : une révolution conceptuelle imposée par la science elle-même est en marche, et en ouvrant le « champ des possibles », elle est susceptible de conduire à un réenchantement du monde pouvant avoir un énorme impact sur le destin de nos sociétés. L’homme de science doit se résoudre à abandonner sa vision classique prométhéenne.Laplace disait qu’il n’avait pas besoin de Dieu, Hilbert cherchait la « solution finale » qui fonde toute la logique de manière incontestable, Changeux affirmait l’identité du neuronal et du mental : toutes ces conceptions se sont écroulées. Une véritable révolution conceptuelle a balayé tous ces domaines. Il y avait une vision classique qui était prométhéenne, car l’homme voulait se mettre à la place de Dieu : c’était l’optique de Laplace, Hilbert, voire de Changeux. Cela s’est révélé être une chimère, uniquement pour des raisons scientifiques, c’est la science elle-même qui apporte le remède au problème qu’elle a créé, le désenchantement du monde. Il y a ensuite des interprétations philosophiques à développer, mais c’est de la science elle-même que vient le changement.
Une révolution radicale est en cours
Le XXe siècle a connu une révolution extraordinaire dans la plupart des domaines du savoir : on est passé du temps et de l’espace absolu de Newton à la relativité de l’espace et du temps d’Einstein qui génère la théorie du Big Bang ; on est passé du déterminisme de Laplace qui n’avait pas besoin de Dieu au principe d’incertitude d’Heisenberg qui génère la mystérieuse non séparabilité quantique, au-delà de l’espace et du temps ; on est passé de la « solution finale » espérée par Hilbert concernant la complétude de la logique au théorème d’incomplétude de Gödel qui la nie définitivement ; on est passé de la sélection naturelle de Darwin aux idées d’une reproductivité de l’évolution sous l’influence de formes fondamentales qui seraient déterminées avant même le Big-Bang ; on est passé de l’analyse des équilibres de la chimie classique de l’époque de Berthelot à l’analyse des déséquilibres et à la théorie du chaos ; on est passé de l’homme neuronal de Changeux à l’affirmation de l’homme porteur d’un libre-arbitre chez Benjamin Libet (cf. J. Staune, Notre existence a-t-elle un sens ?, Presses de la Renaissance, 2007).
Les conséquences philosophiques
Les conséquences philosophiques de cette révolution sont les suivantes : dépassement du réductionnisme, l’homme est plus qu’un ensemble d’organes, la nature est plus que des matières premières à exploiter, le tout est plus que la somme des parties ; limites du déterminisme dans notre monde ; fin de la clôture conceptuelle du Monde, selon laquelle, tout ce qui se produit dans notre niveau de réalité doit avoir sa cause dans ce même niveau. Notre monde ne s’explique pas uniquement par lui-même ! Incertitude, incomplétude, imprédictibilité : ce « in » fait signe : il est constructif et pas destructif, et porte à l’humilité. Rejetant le dogmatisme (j’ai la vérité et je vais vous l’enseigner) et le relativisme (toutes les opinions se valent), il est en phase avec l’affirmation selon laquelle il existe bien une vérité mais aucun homme ou groupe d’homme ne peut la posséder, seulement s’en approcher plus ou moins selon les cas, ce qui nous ramène au mythe de la caverne…